Il y avait des jours où, au réveil, quand James ouvrait les yeux, il ne se souvenait pas entièrement de la veille. Il lui manquait des fragments de sa journée, qu'il n'arrivait plus à récupérer. Et il ne savait pas pourquoi. Il ne savait pas si cela avait un lien avec son amnésie, depuis son arrivée ici ; des relents, des traces de cette chose, cet intangible concept qui avait déjà pris le reste de ses mémoires ou s'il était simplement... tête en l'air. Extrèmement tête en l'air.

Ce jour-là, en s'éveillant, l'homme paniqua, cherchant, instinctivement, à tâtons. Le Chat était là. C'était lui qui, curieux de ne pas l'avoir vu se lever, était venu poser les pattes sur son torse, miauler une tirade dramatique au creux de ses oreilles, lirant témoignage de son intolérable vie. Il la supportait mal aujourd'hui, déchiré d'avoir mangé de la pâté en matinée plutôt qu'un poisson fraîchement pêché.

Son maître le caressa et se leva, sachant qu'il était malgré tout incomplet. Qu'il manquait encore une chose essentielle à sa vie. Son chapeau., qui ne le quittait pas, n'était pas là, avec lui, aujourd'hui. Et il ne comprenait pas. Il s'habilla rapidement -même si sa tête était affreusement nue- et sorti près de l'eau, amenant chat et canne à pêche, le regard baladeur. Il observait, cherchait un peu partout où pouvait bien être son précieux objet.

C'était en mettant les pieds à l'extérieur, quand la fraîcheur lui caressa le corps qu'il commença à émerger, qu'il commença à réaliser. Elle était là. Elle était là, cette nuit. Elle lui avait pris, comme toujours. Sa mine devint boudeuse alors qu'il s'avança, qu'il se rendit jusqu'à elle et il soupira, rassuré quand il vit son accessoire sagement posé sur sa tête.

« Hey. Tu as passé une bonne nuit ? »

Avec. MON. Chapeau.

Ce n'était pas comme si protester allait changer quelque chose. La Chapelière, toujours, volait le chapeau.

Un jour, il devrait vraiment arrêter de parler aux gens. Point.

Mais en attendant..,

« Tout s'est passé très vite... Tu ne m'as même pas encore servi le thé. »

Le thé. Les potins. Toutes ces magnifiques choses ignobles grâce auxquelles le monde tournait. Il était curieux, affreusement, irrémédiablement curieux, même lorsqu'il s'en foutait.
 

Au moins, elle avait bien dormi. James trouvait difficilement le sommeil, comme s'il avait été oiseau de nuit dans une autre vie. Il cumulait, certains soirs, les rêves qui n'étaient pas les siens et qui le laissaient confus, parfois pensif. Tout petit au milieu de son grand lit, alors qu'il cherchait à comprendre.

Avec le temps, il avait, évidemment, commencé à abandonner et à se contenter de les accueillir, de les accepter.

Cette nuit, il avait cherché Le Chat, incessamment. Il savait que c'était à cause de ce Jour, de cette aventure étrange qu'il n'était toujours pas sûr d'avoir réellement vécu. Qu'il avait encore l'impression d'avoir cauchemardé, malgré les plaies qui n'avaient pas encore entièrement guéries sur lui.

Au moins, ce rêve-ci, il était bien à lui.

« Presque.. Il manquait Le Chat, dans mon rêve. Et ce n'était même pas à cause de toi, cette fois, au cas où tu te serais posé la question. » Il fronça les sourcils légèrement quand il l'entendit. La pêche était incroyable. La pêche était apaisante. La pêche de l'abandonnerait jamais. Il ne comprenait pas. « Ah bon ? Je ne pense pas pourtant. Et j'ai fait bieeen des choses ennuyantes sur cette île, de quoi devenir fou. » Un rire traversa ses lèvres, court, comme un éclat de folie pour appuyer ses mots. « La canne à pêche vide l'esprit mais rempli le ventre. Et, ne penses-tu pas que manger est un excellent passe-temps ? »

Sa courte vie à l'hôtel lui paraissait floue, comme s'il n'y avait plus mis les pieds depuis des années, alors que cela ne faisait que quelques mois. Il était bien ici, il était mieux ici, mais sa curiosité le titillait, mais sa curiosité le torturait. Le Chat et les poissons lui tenaient compagnie mais ils ne faisaient pas beaucoup de conneries, mais ils ne faisaient que vivre leur vie. Il n'y avait que les humains pour agir de manière stupide et irréfléchie. Ses semblables avaient un certain attrait pour lui ; leurs différences, leur complexité -réelle ou imaginée.

« Mh. J'essaierai peut-être de passer un de ces jours, pour essayer les bonbons. Ils sont vraiment si horribles que ça ? C'est presque me mettre au défi... Et je suis sûr que Hank est un très bon ami, sans doute l'un des meilleurs. Comme mon chapeau, d'ailleurs. » L'île serait sans doute déjà meilleure s'il avait été à la place de sa créatrice.

Il était revenu, quelques fois, au Royal, en essayant d'être discret -dans le doute- pour passer du temps avec Vasily, discuter avec lui et manger sa cuisine. Mais plus jamais il n'avait rouvert la porte de sa chambre. Plus jamais il n'avait remis les pieds dans l'hôtel. Le dégoût avait, jusqu'alors dominé la curiosité. Peut-être qu'un jour cela allait changer.

« Oui ! J'ai du pain aujourd'hui, en plus. J'ai de la truite fraîche aussi, si tu veux, mais je sais que peu de gens mangent leur poisson le matin. Par contre j'ai trouvé récemment une nouvelle épice à mettre dessus. Et je l'ai déjà goûtée donc elle n'a rien d'empoisonné ! »

Il cuisinait assez bien James. Pas autant que son ami Vasily mais..
Il cuisinait assez bien, quand il ne faisait rien brûler.

« Ça te dit de manger dehors ici, cette fois ? »

Il avait une table de fortune, il avait même une installation de roi ; nape, décoration improvisée.. Mais il adorait manger au coin du feu,y faire griller son poisson et ses autres aliments -s'il était chanceux et avait des accompagnements. Il avait quelque chose à raconter à sa jeune amie, des histoires d'horreurs qu'il n'était pas sûr d'avoir rêvées.

« Je sais que tu aimes beaucoup la Brume... Je pense que j'ai rêvé d'elle récemment, tout était vraiment étrange. Je ne crois pas que c'était la réalité, puisque j'avais mon chapeau, mais que Le Chat n'était pas là. Et que tu n'étais pas là pour l'avoir distrait et attiré loin de moi ! »
 

Papy ? Il n'était pas si vieux. Il  avait ses passe-temps particuliers, ses habitudes particulières, son Chat et Chapeau de support émotionnel... Mais il n'était pas si vieux. Et comme cette île avait effacé tous ses souvenirs, peut-être ne vieillirait-il plus. Peut-être avait-il rajeunit. Peut-être que ce qu'il avait oublié n'avait jamais existé, puisqu'il n'y avait plus personne pour s'en rappeler.

Quelle angoisse, de vieillir.
Il n'était pas si vieux, il n'était pas un papy.

Son train de pensées pila.
Peut-être était-il un papy, il n'en savait rien après tout.. Et c'était plutôt drôle. Ironiquement drôle. Un sourire en coin se dessina rapidement sur ses lèvres et il oublia le passage du temps. Il oublia l'idée de la vieillesse qui l'avait, un instant, étouffé.

James ne se préoccupait pas de grand chose. James ne s'inquiétait pas de grand chose. James se foutait de tout.
Sauf d'une poignée de protégés, même s'il ne se l'était encore jamais avoué.
Sauf de la vieillesse, sauf du temps. Ça. Ça, c'était terrifiant. Vraiment terrifiant.
Tournant le tout à la dérision, repensant à ses hypothétiques petits-enfants, il lâcha une bien vieille phrase de vieux vieillard.

« Je suis tout jeune. Tu verras, quand tu auras mon âge, tu seras toute jeune aussi ! »

Heureusement, aujourd'hui, ils avaient beaucoup mieux à faire. Comme manger, boire le thé et surtout, le raconter.

« Peut-être. Peut-être que Hank s'entendrait bien avec Le Chat. Mais il faut que tu choisisses, il est à toit après tout ! Même si tu peux évidemment venir quand tu veux ici.  »

Machinalement, l'homme partagea quelques objets avec Alcina, presque de manière nonchalente. Qu'un objet se brise ne le dérangeait pas. Si ce n'était pas le chapeau qu'elle avait, de toute façon, déjà sur la tête.. Ni le chat. Mais Alcina n'avait pas le profil de quelqu'un qui voudrait casser Le Chat. Il n'en avait pas encore croisé, sur l'île, heureusement.

Tout était installé et il ne leur manquait plus qu'à faire du feu. Il suffirait de faire griller tous les aliments, tout en pouvant discuter librement sans qu'ils aient à s'interrompre.

Il s'asseya sur un bout de rocher ; laissant volontairement la seule chaise pliante qu'il possédait à son amie et rassembla rapidement ses souvenirs. Sa main droite glissa sur son bras gauche, pressant vaguement ses blessures, encore douloureuses. Piqûre de rappel qui ne lui suffisait pas ; son esprit s'entêtait et l'homme continuait de se convaincre que les événements n'étaient pas réels. S'il venait à avoir une autre impression, il se mettait à réfléchir à suranalyser. C'était anormal chez lui, complètement opposé à ses habitudes. Mais c'était une façon comme une autre de nier ce qui lui était arrivé.
Peut-être la jeune femme lui ferait-elle reprendre conscience de la réalité ? Elle qui était une passionnée, une amoureuse de l'entité. De la brume qui n'était qu'un spectre embrouillé pour les insulaires.

L'aimer, l'accepter, était-il la connaître, mieux la connaître ?

« Je suis triste de te l'apprendre, mais je pense qu'Elle ne m'aime pas trop. » Peut-être t'aimera-t'elle toi aurait-il pu ajouter, s'il était certain que le brouillard de ses cauchemars était vraiment capable d'autre chose que de malveillance, de destruction. Peut-être était-il simplement comme lui lassé d'être ennuyé, cherchant une manière de s'amuser. L'ennui pouvait rendre fou. « J'étais avec des gens et nous étions perdus, nous devions trouver le Nord. Sauf qu'en chemin, nous avons croisé un rat géant qui nous a donné la peste et voulait nous tuer.  » Le pire fever dream. Elle ne voudrait plus toucher son poisson, après cela, elle allait croire qu'il n'était pas frais. « Ensuite nous étions entourés de couloirs et trois protes cachaient d'autres monstres, qui voulaient nous bouffer. J'en ai même achevé un en volant la batte de baseball de quelqu'un. C'tait bien parce qu'avant ça tout ce que je faisais servait à rien. Eeet quand on a été débarassés d'eux, on s'est fait poursuivre parce une araignée géante. Elle m'a mis une droite et j'étais k.o, jme souviens d'à peu près rien ensuite. » Peut-être de l'aide des derniers coéquipiers sur pieds ; vagues mouvements qui s'étaient affairées autour de lui. Sûrement de la feuille qu'il avait trouvé près de son lit en s'éveillant ; mais il n'était pas sûr. Il ne savait pas si elle avait réellement quelque chose en lien avec ses songes dénués de sens.

Il glisserait sans doute l'information un peu plus tard, quand le moment serait plus propice. Son passé n'était pas vraiment plus intéressant que la brume, de toute façon.

Ïl le rattrapait, mais il était bien, ici, Il aurait bien accepté de ne pas tout savoir pour rester sur l'île.
Malgré ses imperfections d'autorités.

« Qu'est-ce que tu as appris sur elle pour le moment ? Elle est... étrange. »

Développerait-il aussi une passion dévorante pour la Brume ? Quelque chose l'intriguait chez elle. Quelque chose ne fonctionnait pas dans ses souvenirs.

Évidemment puisqu'il se convainquait que la réalité était chimère.

Quelque chose le dérangeait. Quelque chose l'alarmait, plus ou moins. Et ce n'était pas seulement Le Chat, qui voulu, encore une fois, s'en aller, s'éloigner, chasser quelque chose que lui seul semblait avoir observé. James allait se lever d'une traite, mais il vit, rassuré, Alcina attraper son compagnon avant qu'il ne s'éloigne trop. Il lui faisait peur, ces derniers temps, il semblait vouloir explorer, étaler ses horizons. Son maître le comprenait, le voyait être le parfait reflet de sa propre curiosité... Mais, sans vraiment le réaliser, il était tétanisé.
Après tout, sans Le Chat et le Chapeau, il ne lui resterait pas grand chose. S'il perdait l'un des deux, il n'était plus grand chose. Juste une ombre, un spectre qui ne se connaissait pas lui-même, pas plus qu'il ne connaissait les autres.

Mais ce n'était pas la seule chose qui lui paraissait étrange...
Jamais il n'avait entendu son amie se confier, réellement se confier, mais parfois il captait quelques expressions, quelques intonations sans pouvoir mettre le doigt sur leurs significations. Parfois il avait l'impression qu'il y avait quelque chose au delà des mots, au delà de l'oreille attentive de la jeune femme.

Parfois.
Pas très souvent.
Mais c'était le cas aujourd'hui.

Quelques grimaces, ce plissement d'yeux.

Il y avait... quelque chose.

Quelque chose.. Quelque chose ?
Non.
Il n'y avait rien.
Et puis, même s'il y avait quelque chose... Il n'était personne, il s'était fait un entourage parce qu'il s'en foutait, parce que malgré sa curiosité il n'insistait jamais pour en savoir plus.
Et puis, de toute façon, que ferait-il ?
Rien. Absolument rien.

R i e n. Si bien qu'il valait mieux continuer de ne parler de rien, Continuer de parler de tout, sauf de ce qui pourrait engendrer quelque chose.
C'était très bien.

« Mmh.. Je vois. Je crois. Je ne sais pas pour les autres..  » Outre Kaïa, il n'avait jamais réellement échangé avec les autres dans la vie réelle. Il y avait bien cette jeune femme, Colère matérialisée, dont l'existence le tourmentait, l'intriguait. Qui lui rappelait quelque chose sans qu'il ne sache réellement quoi. Qu'il avait l'impression d'avoir vue, d'avoir connue dans un autre temps. « Mais je pense que si j'étais fort et immortel comme la brume je m'ennuierais vite.. Et je m'ennuierais longtemps. Tu as sans doute raison qu'elle veuille jouer. » C'était tout. Là était la conclusion. Pourtant la réflexion semblait incomplète, les pièces s'emboîtaient mal, l'image finale était martelée de trous. Inachevée.

Mais ce n'était rien. Non ?

Avec les souvenirs de son cauchemar venaient toujours ceux du réveil. De ce qu'il avait trouvé sous son lit. L'apparition de ce bout de son passé était perturbante et pourtant l'objet avait quelque chose de rassurant. Des mots bienveillants sur un bout de papier et des noms, un entourage. Un message de soutien qu'il avait vite pris l'habitude de traîner avec lui, de relire lorsqu'il se sentait seul sur sa grande plage.

Que la brume en sache plus que lui-même sur sa propre histoire n'était pas spécialement rassurant.
Mais qu'elle semble vouloir lui en dévoiler quelques fragments paraissait presque.. bienveillant.
C'était pour cela qu'il s'était ouvert au point de vue de son amie, même s'il était encore loin de ressentir autant d'admiration qu'elle pour l'entité.

« En vrai, j'sais pas si c'est le genre de truc qu'on montre aux autres ou non -j'm'en fou mais elle m'a fait une sorte de... cadeau ? » Il pris une gorgée de thé et retourna les divers aliments à cuir, comme s'il prenait le temps d'analyser une dernière fois les paroles qu'il s'apprêtait à prononcer avant de le faire. Enfin, il fouilla dans sa poche droite et sorti un bout de papier, plié en quatre. Il le déplia, le survola, une fois de plus, vaguement du regard, sourire en coin et le tendit à Alcina. « Regarde tous ces gens ? Et ils sont gentils ? C'est bizarre ça a vraiment pas l'air vrai. Comme si c'était possible d'avoir autant d'amis. De supporter autant de gens ? Peut-être qu'ils sont tous dans la brume... » Il s'arrêta et réalisa un instant l'ampleur de ses paroles. « Non non ils sont pas dedans. Après tu vas vouloir aller vivre dedans et je me ferai encore bien chier. Ce serait con. Non en vrai même si ça a l'air bien fake je.. pense que c'est vrai ? Ça me dit quelque chose. Pas grand chose, mais c'est comme si c'était vraiment arrivé et que je l'avais déjà reçu, un jour. »

Tout était trop sérieux. Rien n'allait.
James s'avança, debout face à la jeune femme et la regarda droit dans les yeux. une expression presqu'illisible sur le visage. Un éclat énigmatique au fond du regard.

« Par contre, je suis extrèmement choqué d'une chose.  » Il posa ses deux mains sur ses épaules et s'avança encore un tout petit peu. « Je suis gay, Alcina. »