Comment en étaient-ils arrivés là ? La situation frôlait l'absurde, si bien que James s'était demandé si la Brume ne lui avait pas créé de nouvelles chimères, de nouvelles réalités imaginaires. Comment avait-il pu encouragé Arathiel à se reposer ? À s'éloigner de la ville et à le faire ici, dans sa bicoque perdue ? C'était étrange et, il était surpris, il était intrigué. Peut-être y avait-il une raison, un motif, autre chose que sa propre personne lui proposant, une fois, deux fois, trois fois. Ou peut-être lui avait-il réellement fait perdre patience. Qu'il était venu quelques jours simplement pour que le pêcheur se taise.

James s'était réveillé très tôt, dérangé par quelque chose. Le Chat n'était pas avec lui, ce matin. C'était déjà étrange, pour lui, mais il ne réagit pas immédiatement. Il se souvenait d'Alcina, qui se retrouvait très souvent avec lui, à jouer avec un bout de ficelle ou un bâton. Peut-être Le Chat faisait-il la même chose avec son nouvel invité. Il n'était pas du tout craintif, habitué de voir défiler les nouveaux visages dans leur petite cabane.

Il s'était rendu au bord de l'eau, armant sa canne à pêche de l'un de ses appâts préférés, décidant de prendre un peu d'avance sur sa collecte du jour. Il inspira longuement, se munissant de toute sa concentration, calme et..

Impassible.

Une catastrophe, c'était une catastrophe. Son esprit était ailleurs, déjà éperdu. Il arriva à attraper de quoi manger pour une moitié de la journée, mais c'était une bien piètre performance pour l'unique pêcheur de l'île.

Il s'arrêta, pour l'instant. Il allait s'éloigner de la berge quand on le salua. Une partie de lui s'alarma, voulu sursauter ; il vivait seul, toujours seul et était rarement interpelé. Mais il se rappela rapidement, se souvint qu'il était l'hôte de l'un de ses jeunes amis.

« Bonjour, Arathiel. Comment te sens-tu aujourd'hui ? »

Sa question était honnête ; il était sincèrement intéressé. Difficile de dire si ce n'était que de la curiosité, une soif de divertissement ou une démonstration d'empathie. cependant.

Il jeta un œil à sa maigre pêche du début de matinée et haussa vaguement les épaules, mouvement presque machinal.

« Il n'y a pas grand chose pour le moment mais on aura de quoi manger ce matin, pour commencer, quand tu voudras. »

Irrésistiblement, son regard quitta le sien rapidement pour se glisser tout autour de lui. À ses côtés, à sa gauche, à sa droite. Rien. Il s'avança même pour regarder derrière lui.

« Est-ce que Le Chat était avec toi ? »

Son ton était calme, comme si l'absence du félin était anodine.

Tout allait bien.

Il était sûrement avec Arathiel, et n'avait pas eu envie de se lever.

Il était... attendrit. Dans la mesure où James pouvait l'être, en tout cas. D'une manière bien à lui. Il s'agissait de l'un de ces moments où il regardait la scène, où il regardait un ami, et se rendait compte, au fond de lui, que même s'il se fichait de bien des choses, que même s'il pouvait se montrer indifférent aux drames des autres, il appréciait cette personne, profitait de ce moment. Il avait de la chance, au final. De la chance d'être sur cette île que tout le monde maudissait, même s'il ne cesserait de maugréer son mécontentement envers le Conseil. Même s'il ne se remémorait plus rien de sa vie d'avant.

Au moins, dans l'adversité et dans sa rébellion solitaire, il s'était créé de nouveaux souvenirs. Et peu étaient réellement négatifs, si ce n'était son altercation avec la Brume, qui ne s'était produite qu'en rêve.
Qu'il croyait.
Qu'il croyait étrangement toujours.

James sourit.
Arathiel avait réagit de manière affable face à la quantité assez minime de poisson et, même si James savait bien qu'il y était lui-même pour quelque chose et que, distrait, ses capacités à récolter les bêtes avaient été amoindries, mais son ego avait apprécié qu'on ne lui dise pas à voix haute. Il aurait été sans doute blessé, tout au fond de lui.
Surtout que son fidèle compagnon n'était toujours pas là.

« C'est gentil, Ciel. Je te laisserai le plus gros pour que tu puisses en profiter ! Je n'ai pas très faim pour l'instant, je mangerai un peu plus tôt ce midi. »

Tous deux se dirigèrent vers la cabane du rebelle. Il décida de demeurer fidèle à l'une de ses routines et d'amener de quoi faire griller le poisson sur le feu, à l'extérieur, ainsi que de quoi allumer ce dernier. Ils ressortirent et James alluma le feu, essayant le plus possible de ralentir ses gestes, au cas où Arathiel aurait voulu apprendre. Il ne lui avait jamais demandé, le sujet n'était jamais venu dans l'une de leurs conversations, mais il se disait que peu de jeunes devaient savoir allumer un feu de nos jours.

Malheureusement, le jeune homme n'avait pas vu Le Chat. C'était embêtant. C'était problématique. James retint un soupir. Au moins, l'idée de poursuivre la préparation de leur repas et de l'entamer était très bonne. Malgré la fidélité de son compagnon, celui-ci ne résistait jamais à de la nourriture ; encore moins aux poissons qu'il avait l'habitude de partager avec lui quand il n'avait pas d'invités.
Oui, il reviendrait sûrement. Il reviendrait forcément. Ce n'était plus qu'une question de temps. Les poissons auraient une irrémédiable attraction et Le Chat reviendrait.

«  Oui tu as raison. Il adore partager les repas, je pense qu'il nous rejoindra. »

Le temps passant, les poissons terminèrent leur cuisson et, bientôt, les deux êtres purent manger. James essaya de discuter pour égayer le repas, malgré son esprit ailleurs, perdu auprès de son chat.

« Alors, comment tu trouves la plage, Ciel ? C'est calme. C'est très différent de l'hôtel... Souvent, ça passe ou ça casse. »

Il haussa vaguement les épaules. Plus que des voisins, James aurait, au fond de lui, bien aimé avoir un petit groupe de rebelles. Avec qui comploter. Avec qui râler. Avec qui se plaindre des autorités.
Mais jamais il n'irait influencer quelqu'un d'aussi jeune, de beaucoup plus jeune que lui.

Son regard caressa les alentours alors qu'il se perdait dans ses pensées et une vision l'interrompit.

Des pattes.
Il y avait des traces de pattes dans le sable, qui s'éloignaient de la bicoque du pêcheur.
Il ne les avait pas vues avant maintenant.
C'était étrange.

Il se tourna immédiatement vers Arathiel, sentant son coeur s'accélérer subitement.

« Regarde là-bas ! C'est Le Chat non ? Ce sont ses pas, je pense. J'en suis même sûr. »