Kssss… et voilà, j'ai pris trop mon temps et c'est la fin de la journée pour beaucoup des étrangers… Je le savais pourtant que ça risquait d'arriver. Les bruits montent des étages inférieurs. Je les sais en train de se disperser autour de leurs tables, de leurs verres, de se retrouver à grands coups de claque dans le dos… Pas moyen d'y couper pour sortir.
Mon regard se perd fugacement sur la porte de l’ascenseur.
Soupire…
J'ai rien de prévu… et aucune envie de me risquer à la cohue. Je fais volte-face et remontent les étages quatre à quatre. Rester cloîtrée dans ma chambre, le temps que l'ambiance se tasse… très peu pour moi, je connais un bien meilleur endroit pour être au calme.
Comme souvent, la porte d’accès au toit est fermée… Mais, ce n'est pas la première fois que ce genre de situation arrive et je commence à avoir mes habitudes. Placard d'entretien, balai, et d'une estoc adroite voici l’escalier de maintenance qui se déplie du plafond dans son grincement métallique. Je me tourne pour saluer la caméra à l'angle puis escalade, sans tarder, les degrés, dans une certaine précipitation, manquant de glisser alors que le contact froid rencontre mes pieds nus, pour finalement me retrouver à l'air libre. Profonde inspiration, alors que le vent mugit sur cette hauteur artificielle perdue au milieu d'un décor qui doit paraître bien plat en contrebas.
Aucun meilleur endroit pour apprécier un tel panorama… et surtout : on respire ici.
Tout en restant bien loin du bord, je déplie un télescope – laissé là par un passionné d'astronomie – afin de scruter, une énième fois, l'horizon ; les montagnes qui semblent se deviner au loin dans la brume, comme inaccessibles, la jungle si hospitalière qu'elle répond à tout nos besoins et la mer infinie qui nous laisse à penser seuls au monde. Un monde parfait… le mien.

- Faudrait que je comprenne un jour pourquoi ils sont si nombreux à vouloir quitter l'île…, murmure pour moi-même dans ma langue familière, rarement entendue ici, sinon dans quelques mots distraitement captés qui se révèlent toujours source de dépit… ce qui prouve bien qu'ils sont étrangers à l'Île tous autant qu'ils sont.

Le temps passant et sans rien n'avoir à faire de particulier, la somnolence se fait sentir. Je déblaie rapidement un coin et étale une large serviette – oui, malgré la porte fermée, il est évident au vu de la diversité des objets que plus d'une personne vient de temps à autre – puis, j’ôte ma chemise, qui finit roulée en boule non loin, et m'affale, dos contre le sol, à profiter des derniers rayons d'un soleil bientôt crépusculaire. Ça finira également de sécher mes cheveux… j'aurais mieux fait d'aller au lac… ça m'aurait évité de poireauter là pendant quelques heures… et tant pis pour l'eau chaude…
Je finis par sombrer dans un sommeil léger.
Ce n'est que bien plus tard que l'on viendra me réveiller, probablement par mégarde.

Oui, un léger bruit sourd au loin me fait me redresser instantanément, aux aguets, les yeux à percer la quiète pénombre qui, jusqu’alors, me berçait. Mâchoire serrée pendant qu'on monte vers moi, pendant que la présence gagne en intensité dans le vide de la nuit, pendant qu'une chevelure apparaît, dont la lune ne laisse qu'un rouge passé, éclairci, pendant que le reste d'un corps la suit… Et voilà le défaut du toit, ouvert et pourtant sans issue…

Trop tard, elle m'a vu.
Aucune menace, aucun son, une main qui se lève, sans allonger la silhouette, juste timidement à s'agiter à ses cotés. Pas d'éclat, pas de sympathie déplacée, appréciation silencieuse, relâchement. Qu'est-ce qu'elle vient faire là ? Une nouvelle ? Ou pas… le peuple du Royal ne m’intéresse pas spécialement… Quoi qu'il en soit, je la reconnais pas. Et pourtant quelque chose me dit que je le devrais. Comme si j'avais entrevue, au moins quelques fois, cette ombre effacée…

- Huuumm, venue observer les étoiles ?

Le regard qui ne la lâche pas, ou juste le temps de ramasser mes affaires, sans me battre avec les manches de la chemise retournée, sans plier proprement la serviette, juste jetés sur mes épaules, me recouvrant. Reprise sur le même ton, le sec de la revêche.

- T'occupes pas de moi… fais ta vie…

Je fronce tout de même des sourcils sur mes mots, espérant que ce n'était pas une idée saugrenue qui l'avait poussé jusqu'ici… Le toit serait pour sûr condamné… Parvenant à son niveau je ralentis le pas.

- Dis… c'est fini votre bordel en bas ?, voix plus douce, voix sans aplomb, hésitante un instant… mais bien vite remise, aidée d'une main massant une nuque endolorie par une literie inadaptée. Ça vous ennuie pas à la longue ?… vos soirées, toujours les mêmes…

Est-ce que ça me regardait réellement les nuits des étrangers ? Ils peuvent bien faire ce qu'ils veulent… du moment qu'ils me font pas chier… Léger soupire qui porte avec lui un murmure soufflé dans la langue de l’aparté, ''Laisses tomber…''. La main sur ma nuque faiblit, n'étant plus qu'un contact chaud, maigre support pour ne pas céder et fausser compagnie avant d'avoir des réponses. Mes pieds, eux d'ailleurs ont l'air d'avoir dans l'idée de fuir, pointant fébrilement vers la lueur du couloir en contrebas de l'escalier, agitant les orteils, à moitié pour la circulation du sang, à moitié pour celle de l'inconfort.

Et dans cette obscurité étoilée, la voix de l'autre qui finit par tenter une percée. Un simple mot, étouffé, que je crois rêver, me tournant vers l'intrus prostrée. Que lui arrive-t-il ? Des yeux, brièvement, je ballais les alentours, espérant, comme rarement, une autre visite, que je puisse me dérober sans culpabilité. Rien… aucun étranger conscient de l'état de la frêle… personne qui ne s'en soucis.

Je suis seule.
Nous sommes seules.
Seules dans la nuit bienveillante.

- Ça…, va pas ? Quelle observation… je ne prends pas la peine de continuer, passant à mon tour dans la monosyllabe…

Un stylo qui s'agite et une main se tend, tremblante, des doigts fins recroquevillés sur une feuillette qui peine a ne pas se froisser… que je viens cueillir doucement, déboussolée. Je veux pas m'en occuper… juste la refiler à quelqu'un… Non… ne pas rester passive. Lèvres qui se pincent alors que je lis, les yeux plissés, afin de décrypter dans le noir la calligraphie empressée. Les astres cléments et le ciel dégagé m'évite d'aller farfouiller dans un des coffres fourre-touts en quête d'une lampe. Vivent ? Ils vivent ? Sourcils froncés, je finis par raccrocher au fil des idées. Ceux d'en bas… « Aaaah »… un bref temps suffit à faire oublier les questions. Je n'y étais plus, était-ce important ? Le hochement de tête m'aurait suffit. L'impression d'avoir brusqué, forcé, arraché, un message si anodin. L'idée qu'il ne faut pas la laisser.
La serviette retrouve sa place au sol, pas trop éloigné du corps roulé en boule, je m'y effondre et commence à démêler ma chemise. Elle doit être de ceux qui n'acceptent pas l'île… de ceux qui panique… de ceux qui tente de la fuir. Pourquoi ? Encore et toujours… Pourquoi penser à un avant inexistant, gommé pour ne laisser qu'une nouvelle page ?

- Bah… Ils vivent trop forts…

Réluctante à briser le silence, ne sachant ce qu'elle cherche ici, quelques mots s'échappent pourtant, bien loin de l'assurance apparent du premier contact. À la fixer ou à l'éviter, mon regard hésite alors que la chemise reprend sa forme et qu'elle ré-enveloppe mes épaules laissées à nues dans l'air qui se rafraîchit. Juste deux âmes solitaires à respirer la nuit sur le toit de l'Île… J'veux faire quelque chose… l'inactivité me pèse… que ferait Serisse, native de ces lieux ? L'emporterait-elle dans les bois ? Lui dévoilerait-elle les secrets réconfortants de l'Île ? Ou… l'abandonnerait-elle ?
Seul un soupire me répond. L'inactivité me pèse… ma main se perd sur mon ras de cou. J'aime pas penser comme ça…
Et je reste là, à respirer la nuit en sa compagnie.
…

- Dis ! T'as besoin d'un truc ? Ou…, Oppressée, ça sort maladroitement, comme un cri. Démarrant haut, pour s'effondrer graduellement. tu veux juste rester tranquille ?…

Elle m'a pas demandé mon aide… pourquoi je tente de m'imposer ? … Raaaah ! Je finis de me décoiffer frénétiquement d'une main folle. Elle m'ennuie… Je me demande si ça n'aurait pas été mieux que ce soit quelqu'un d’insupportable de qui il aurait été simple de prendre congé… Plutôt que cette petite mutique à l'air paumé…

- Ce que je comprendrais… Le toit c'est le meilleur endroit pour être au calme après tout…

Arrêtes de parler !!! Juste, arrêtes… Un raclement de gorge et je me tais. Là, c'est le moment de fuir, non ? Accroupie dans la nuit, mes pieds se frottant l'un contre l'autre. Le regard égaré dans la Brume lointaine.

Un nouveau mot dans les quasi-tenebres environnantes. Quémandant de la lumière… Irrépressibles, les premières notes d'un rire m'échappe. Vite étouffées. C'est… inattendu, mais je me reprends… Mais pourquoi monter jusqu'ici pour s'effondrer au milieu du toit tétanisé par… le noir ? Pourquoi elle n'a pas anticipée et prit une lampe au moins…
Enfin… pas le temps de penser à ça !

- Je… te ramène ça tout de suite !

Aucun besoin de lui dire de ne pas bouger, je crois… Secouer la tête et dans une acrobatie se remettre debout, en deux enjambées être sur la caisse plastique dans laquelle j’espère trouver de quoi illuminer le toit. Fouiller, les genoux fléchis, pour en sortir… une paire de projecteur ?… mais même pas une seule lampe torche. « Huuumm. » Ça fera l'affaire… Mais encore faut-il trouver où les brancher.
Dans le local de maintenance très certainement.

- Je reviens tout de suite…, commençant à partir, je me retourne après quelques larges pas à peine, lui lançant un regard inquiet je suis juste à coté... si t'as besoin, tu peux crier !

Si elle y arrive... Et les bras chargés je disparais dans l'encadrement de la porte qui mène à l'escalier.
Je perds du temps à tenter de comprendre l’installation et les bidouillages sur le réseau électrique… et puis c'est quoi le risque ? Panne de courant dans l'hôtel ?… Front plissé, je finis par me décider et branche où ça me semble le plus logique. Je ferme les yeux… mais rien n'a explosé. Je presse l'interrupteur et un faisceau de lumière coloré en jaillit. J'inspire fort en gonflant ma poitrine ! Mission réussit ! J’espère que j'ai pas été trop longue…
Ressortir et installer les spots sur le toit du local afin d'éclairer de bleu et de vert une jeune étrangère aux yeux dégoulinant. Qu'est-ce qui se passait encore…

- Et voilà ! Ça va mieux ? Je reviens vers elle, bouche pincée en coin, une main sur la hanche, laissant mes ombres immenses s’étaler de chacun de ses cotés. Mais je peux savoir ce que tu fous sur le toit si ça te fais tant flipper ?…

Et si j'avais pas été là… elle aurait fait quoi ? Elle serait juste resté là comme ça en attendant qu'on vienne la chercher ? C'est étrange tout de même… une bien curieuse rencontre… encore. Ils vont pas bien les étrangers, j'ai l'impression…
Je me décale et retourne m’étaler sur ma serviette, lui laissant profiter de toute la lumière.

Élan de sollicitude aboutit, cœur gonflé par la reconnaissance, affichée et verbalisée. À mon tour de lui sourire, à cette petite flippé, presque étonnée par la soudaine… fluence orale. Sourire sincère, sourire fière, large et soulagé. Qu'est-ce qui m'a poussé à aider… n'était-ce pas tout simplement naturel ? Et pourtant, je détourne le regard du corps encore crispé qui se remet difficilement de ses émotions, me laissant aller dans le ciel constellé, allongée sur le dos, à souffler une question fugitive.

- … Pourquoi ne pas avoir attendu le jour dans ce cas ?

Qui avait-il d'urgent à venir se paralyser dans l'instant ? Étrange, inaccessible raisonnement. Me voilà à m'imaginer quelques scénarios farfelus. Parfois inquiétant, parfois amusant, les astres comme confidents de mes expressions. Mais rien n'y fait, toujours des détails qui ne collent pas… pourquoi partir se confronter ainsi à ses peurs si spontanément ? Ça me dépasse, pour rien je ne le ferais… en ce sens nous sommes opposés en ce moment. Supporter cette tension interne, le corps et l'esprit qui se dérobent… courageuse ou inconsciente, je ne sais pas encore me décider. Bras qui se tend pour aller attraper une lueur dans le ciel. Là encore… je n'ai pas cessé de gesticuler alors qu'elle… Petit basculement de la tête, l'épier un moment du coin d'un œil. Lèvres pincées à nouveau. Va-t-elle bouger ? Le peut-elle ? Ne va-t-elle pas se briser ? Pas sûr d'apprécier le trop plein de considération que j'ai pour cette étrangère… La secouer ? Prendre le risque ? « Hum… » Sous les lumières froides, elle n’apparaît pas plus solide. Frêle, évasive, presque intangible. Elle n'est pas si jeune, pourtant, peut-être pas loin de mon âge… Se relever doucement à l'appuie d'une main, oublier qu'elle est humaine, l'observer comme une biche aux abois. Non… même la faune semble moins farouche ici.
Ici ?
Où d'autres…
Respirer lentement, ne pas faire de geste brusque.

« Euphy… », léger écho à la voix chevrotante qui filtre d'entre les lèvres fines de la jeune… femme. Je secoue brièvement la tête, brisant la contemplation dans laquelle j'avais finit par glisser alors qu'elle se faisait muette. Elle se reprend petit à petit, et, alors qu'elle se lève, j'affiche un sourire à la suite d'une sidération fugace. Je commençai à croire que j'allais devoir la redescendre par moi même… car il ne semblait pas approprié de la laisser là seule, lorsque je partirais. Ses prunelles rouges ternies par la pénombre me rappelle à sa question.

- Ooh… Moi, c'est Serisse !, je poursuis à voix plus basse, baragouinant presque, Hum… il y a encore des étrangers qui ignorent qui je suis…depuis le temps, je pensais que…

Néanmoins, j'en suis sûr ! Je l'ai déjà vu celle-là. De loin, au milieu de leurs rassemblements. Ce n'est pas une nouvelle qui ne saurait pas qu'elle est sur mon Île. Cela dit… elle est purement et complètement incompréhensible. Elle ne pouvait faire autrement que de venir immédiatement sur le toit, à cette heure avancée alors qu'elle panique dans la nuit… Pourquoi ? Pourquoi ? Trois fois pourquoi ? Impératif ? Irrépressible appel ? Qui plus est… venir là quand j'y suis alors que c'est si rare… « Hum… » Je commence à hocher la tête, perçant l'opacité de l'énigme de certitudes morcelées qui forment un tableau improbable… Et pourtant… pourtant n'est-ce pas ce qui est le plus cohérent ? Alors, mon sourire se fait radieux, s’élargissant jovialement, l'intrusion prend un tout autre sens et je commence à me relever en m'esclaffant.

- Tu sais quoi Euphy ? Je crois que je sais de quoi il retourne ! J'aurais du le voir plus tôt… qu'il était frustrant de ne pas La comprendre entièrement, l'Île et ses ineffables desseins. Mais soit rassurée ! Je suis là pour t'aider à présent !

Me voilà à présent debout face à elle, la jaugeant méticuleusement à nouveau. Mais cette fois-ci… c'est une mission qui se détaille. Index sur le menton, effleurant à peine ma lèvre inférieur, je laisse le puzzle se compléter.