Il était dur d’évoluer, dans cette île. L’inconnu terrifiant, terrorisant, qui agissait comme un poids étouffant sur les épaules empêchait le développement intellectuel outre mesure. Coincée dans sa routine réconfortante, apaisante, elle n’osait pas en sortir, en dévier. Observait du coin de l’oeil tous ceux qui bougeaient, existaient, fêtaient. Et ceux qui se laissaient consumer dans le désespoir ou la rage, la rancoeur. Elle ne se plaçait dans aucun groupe - elle ne se plaçait nulle part. Elle avait accepté la défaite sans pourtant pouvoir respirer correctement.
Le bar était son refuge - l’accalmie dans la frayeur qui comprimait sa poitrine quand la nuit enveloppait ce monde. Faire les drinks qu’on lui demandait - exister dans cette île si étrange aux mystères impossibles à percer. Mais elle n’essayait pas, il fallait admettre. Elle, elle évoluait dans ce casino, dans les bras de Samuelle. À se faire des connaissances, parfois presque des protégés. Mais Euphy’ n’était pas la meilleure pour offrir protection, se décomposant automatiquement dès que la noirceur prenait toute la place, la figeait dans la glace sans qu’elle ne puisse lutter.

Elle s’était faite une amie - avec le temps. Une jeune adulte - elle avait dix-neuf ans, Mia. Il y avait ce courant qui passait entre elles, qui donnait envie à la barman de passer du temps avec elle. Lui offrir une petite place dans son refuge pour lui permettre de noyer l’ennui. Mais pas dans l’alcool. Mia ne buvait pas - tout comme la barman. Assez ironique, n’est-ce pas ? Offrir des boissons alcoolisées auxquelles elle ne toucherait jamais - et pourtant, elle était assez douée dans ce qu’elle faisait et ses cocktails ravissaient les clients qui lui passaient commandes. C’était l’essentiel. Elle ne demandait strictement rien de plus que de faire le plaisir de ceux autour d’elle.
C’était doux d’avoir quelqu’un du même côté du bar qu’elle; même si ce n’était pas pour l’aider à le tenir. Elle avait alors de la compagnie et le temps semblait s’écouler beaucoup moins lentement.

Cette soirée-là, le bar était très calme. Quelques habitués traînaient à leurs tables récurrentes alors que la barman était occupée à dépoussiérer les étages et boire tranquillement le café qu’elle venait de se faire. Ainsi, l’arrivée de Mia éclaira le visage d’Euphy avec un sourire aussi sincère que lumineux. Mia ! Mia, en dehors de Samuelle puisque cette dernière avait une place spéciale dans le coeur d’Euphy, était une compagnie que la jeune femme attendait avec impatience tous les soirs. Il allait de soi que les moments plus occupés, elle n’avait pas trop le temps d’y réfléchir, essayant simplement de ravir les clients et éviter que les violences éclatent. Elle ne réagissait jamais très bien quand les hurlements vrillaient ses oreilles, la faiaient trembler - les mots s’échappaient sans qu’elle ne puisse le décider.
Tu peux venir quand tu veux ! Tu es la bienvenue, tu le sais très bien. Une amie, une douce compagnie - Euphy’ se demandait si elles avaient le même âge. Ou si elle était plus vieille ? Sans doute. Mais de combien d’années ? Dans sa mémoire embrumée, elle n’avait même pas été en mesure de déterminer son âge et son prénom. Ignorance insupportable, mais acceptée. Fatalité. Euphy’ n’avait pas la force de combattre le destin qui s’était enroulé autour d’eux.

C’est super adorable de ta part. L’attention de Mia touchait Euphy’. Si elle était généralement appréciée des membres de cette île, Kaïa et Samuelle étaient les deux seules à prendre le temps de vraiment lui faire savoir avec de petites attentions. Alors que Mia se joigne au duo pour en former un trio touchait tout particulièrement la barman qui venait régulièrement lui prendre des fleurs pour décorer son appartement. Attends ! Elle s’était déplacée vers une étagère dans le fond, avait pris les bouteilles présentes pour les ranger en-dessous du bar, en profitant pour enlever la poussière avec un chiffon rapidement attrapé. Eeet voilà ! De la place pour tes magnifiques fleurs ! As-tu appris quelque chose d’intéressant dernièrement ? Curiosité douce. Euphy’ aimait lui parler. Pour ma part… Non, pas vraiment. Mais j’ai appris à faire un nouveau cocktail. Quel soda pour aujourd’hui ? Veux-tu essayer un cocktail sans alcool ? Tout pour lui faire plaisir, n’est-ce pas ? Elle s’était approchée pour mieux entendre la réponse.